De Sápmi à Venise, la conquête artistique du peuple same

Pauliina Feodoroff, Maret Anne Sara, Anders Sunna
De gauche à droite : Pauliina Feodoroff - Máret Ánne Sara - Anders Sunna. Photos de ©Per-Josef Idivuoma - ©Marie Louise Somby - ©Erik Persson (Source : site de l'OCA, https://www.oca.no/)

La 59ème édition de la Biennale d’art de Venise aura lieu du 23 mai au 27 novembre 2022, soit un an plus tard que prévu, en raison de la pandémie. Rendez-vous est donc fixé pour les amateurs d’art afin de découvrir les expositions prévues dans le cadre de cette prestigieuse manifestation. Et une belle surprise les attend dans les pavillons nationaux des pays participants : le pavillon nordique, transformé exceptionnellement en pavillon sami, accueillera pour la première fois trois artistes sames.

Un choix fort de l’OCA

L’Office for Contemporary Art (OCA), fondation norvégienne à but non lucratif créée en 2001 par les ministères norvégiens de la culture et des affaires étrangères, a annoncé que les artistes sames Pauliina Feodoroff, Máret Ánne Sara et Anders Sunna représenteront Sápmi lors de la Biennale d’art de Venise en 2022. Il s’agit d’un moment historique : c’est en effet la première fois que des artistes sames sont présentés exclusivement dans un pavillon national, et la première fois que les Sames sont reconnus comme une nation dans un pavillon portant leur nom. La directrice de l’OCA, Katya García-Antón, estime qu’il s’agit d’un renversement symbolique de la politique coloniale qui tente depuis longtemps d’effacer le droit des Sames et des autres peuples autochtones à leur culture, leurs droits fonciers et leur autodétermination. L’objectif de la fondation est de promouvoir le dialogue entre les artistes, y compris les artistes sames et la scène artistique internationale, et de les soutenir dans leurs activités à travers le monde.

Pavillon nordique à la Biennale de Venise ©OCA

Trois artistes, trois voix pour Sápmi

Les artistes sames Anders Sunna, Pauliina Feodoroff et Máret Ánne Sara sont donc les trois artistes qui ont été désignés ce mois-ci pour représenter Sápmi. Cette visibilité artistique sans précédent renforce le peuple same en tant que peuple autochtone auprès du monde extérieur. Autrement dit, l’art same quitte ses frontières et part à la conquête du monde très exclusif de l’art contemporain, représenté par de jeunes artistes (tous ont moins de cinquante ans) ayant vécu la difficulté d’une génération toute entière : celle d’exister dans sa propre culture. Les trois artistes, activistes et issus de familles samies elles-mêmes durement confrontées à la discrimination dans leur propre pays peuvent ainsi espérer défendre leur cause et faire valoir leurs droits et leurs opinions, en tous cas apposer leur empreinte et celle de leur combat à travers l’art. Trois artistes mais une seule voix, trois nationalités mais une seule appartenance territoriale, trois façons d’exprimer leur point de vue mais un seul but : faire connaître le peuple same et le rétablir dans une vérité qui a été trop longtemps bafouée.

Anders Sunna
Anders Sunna ©Louise Vedin (CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=47222549)

Anders Sunna (né en 1985), le plus symbolique

La famille Sunna de Pajala et Sattajärvi dans le Norrbotten est impliquée depuis les années 80 dans un conflit contre l’administration de l’élevage des rennes en Suède. Le père de l’artiste et d’autres membres de sa famille continuent une lutte de 40 ans aujourd’hui encore pour récupérer leurs droits d’élevage qu’ils n’ont plus, selon le conseil d’administration du comté du Norrbotten.

L’art d’Anders Sunna est caractérisé par ses peintures en technique de collage aux épaisses couches de couleur avec des éléments de graffitis et d’imprimés. Ses oeuvres dépeignent en une représentation satirique une société marquée par la discrimination raciale, le colonialisme, les délocalisations forcées et l’oppression. « L’art same est resté fidèle à l’image romantique de la vie du passé. C’est ce qui se vend, ce que veulent les touristes. J’ai aussi peint comme ça à l’adolescence. Ça rapporte de l’argent, mais pour moi ça n’apporte rien à l’âme. Par l’art, je peux exercer mes agressions. » Lorsqu’on lui demande s’il avait rêvé un jour d’être présent à la Biennale de Venise, il rit et rappelle qu’il vient d’un tout petit village same du nord de la Suède…

Site de l’artiste Anders Sunna

<i>Area infected</i> par Anders Sunna
Area infected par Anders Sunna ©https://anderssunna.com/

Pauliina Feodoroff (née en 1977), la plus politique

Paullina Feodoroff est issue de la famille Skolt, minorité de minorité qui a dû émigrer en Finlande en 1944 à la fin de la Seconde Guerre mondiale en raison des annexions territoriales de l’Union soviétique. Dans le cadre de ses études d’art et de théâtre à Helsinki, elle a dirigé le tout premier long-métrage de fiction Skolt Sámi, réalisé entre 1997 et 2007. Pour cela, elle a reçu diverses distinctions dans la presse et de la part des critiques. En même temps, elle a participé à une vaste campagne visant à protéger et préserver les dernières forêts anciennes de Nellim, dans la Laponie de l’Est de la Finlande pour l’élevage sami de rennes. Elle a produit un film sur cette lutte.

Directrice de théâtre same, elle est aussi très engagée politiquement, comme lors de la présidence du Conseil sami pan-nordique qu’elle a honoré de 2006 à 2008. En tant qu’artiste, elle s’interroge : “Quels systèmes d’interaction entre les êtres humains et la nature peuvent encore fonctionner dans cette réalité (écologique) actuelle hautement altérée par l’homme ?”. En 2018, son projet interdisciplinaire What Form (s) Can an Atonement Take (Quelle(s) forme(s) une expiation peut-elle prendre) a utilisé et combiné diverses compétences en matière de protection environnementale. Pour ce projet, elle a travaillé en collaboration avec les porteurs de savoirs traditionnels et indigènes et avec les acteurs d’autres domaines de connaissances scientifiques, dans le but de protéger les eaux et les terres environnantes de la rivière Njâuddam dans la partie finlandaise de Sápmi.

Feodoroff est aussi connue pour son coup d’éclat, lorsque, invitée avec sa partenaire au palais présidentiel pour le jour de l’indépendance finlandaise le 6 décembre 2015, elles sont arrivées toutes deux arborant le chiffre 169 tracé en énorme sur leur corps. Ce geste visait à protester contre l’échec du gouvernement à ratifier la convention 169 de l’Office Internationale du Travail qui protège les droits des peuples autochtones, mais aussi contre la position de la Finlande envers le peuple sami.

Pauliina Feodoroff.
Pauliina Feodoroff. Source photo : https://www.pkfeyerabend.org/

Máret Ánne Sara (née en. 1983), la plus dérangeante

Artiste de Guovdageaidnu dans la partie norvégienne de Sápmi, elle a publié deux romans et a été nominée pour le Prix de littérature pour enfants et jeunes du Conseil nordique en 2014 pour son premier livre Ilmmid gaskkas (publié en norvégien en 2014 et en anglais en 2016 sous le titre In between worlds). En plus de son penchant pour la littérature, c’est une militante connue pour rendre visibles grâce à son art les problèmes politiques et sociaux qui affectent les Sames. Elle traite fréquemment des questions sociales et politiques du point de vue de son histoire et de son identité communes en tant qu’artiste sami. Elle expose des installations et autres formes d’arts visuels depuis 2003.  Elle a également conçu des affiches, des pochettes de CD/LP, des visuels de scène et des impressions sur tissu pour un certain nombre d’artistes, designers et institutions samis.

On dit qu’elle a un style distinctif et une expression visuelle reconnaissable. Ses travaux sont souvent à base de matériaux issus de la pratique de l’élevage durable et écologique, incluant des ustensiles ou des ossements de rennes, des peaux et des intestins. Son installation Pile o’Sápmi, composée de 200 crânes de rennes, d’abord installée devant le tribunal du district du Finnmark, réalisée en signe de protestation durant le jugement de son frère éleveur, fut présentée à Documenta 14, exposition d’art moderne et contemporain qui se tient tous les cinq ans, à Cassel en Allemagne en 2017. L’installation a été récemment acquise par le Nasjonalmuseet à Oslo, en Norvège. L’artiste se demande, à travers ses installations, « Comment (elle) explique et combien (elle) arrive à expliquer, mais aussi comment son oeuvre sera lue en dehors de son contexte d’origine ? » Une question majeure qui prendra tout son sens lors de l’exposition à Venise, bien loin des terres neigeuses de Sápmi.

Site de l’artiste Máret Ánne Sara

Pile o'Sápmi à Documenta 14, installation de Màret Ànna Sara.
Pile o’Sápmi à Documenta 14, installation de Màret Ànna Sara. Source photo :  https://maretannesara.com/
A propos Anne D 27 Articles
Basée à Stockholm depuis 2008, Anne aime observer ce qui l'entoure, expérimenter (même après toutes ces années !) l'exotisme des supermarchés et évoquer les décalages de la vie suédoise prêtant à sourire ou à réfléchir.

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